- Elisa Azogui-Burlac
La tache sur mon épaule
C’est en arrivant dans la salle d’entretien que j’ai remarqué la tache sur mon sac en cuir. Vestige d’un trajet difficile en voiture avec ma fille. J’ai posé mon manteau, une trace de chocolat marquait le bas de la poche. J’avais déjà camouflé celle sur mon épaule avec mes cheveux. J’ai glissé mon sac sous la table, poche bien fermée pour que les sucettes et les jouets ne puissent pas en sortir, j’ai plié mon manteau en deux sur la chaise et j’ai tenté de me concentrer. Mon fils malade, mes cinq nuits sans dormir, il fallait que je passe à autre chose. La mère débordée ce n’est pas bankable pour un job en marketing à plein temps.

J’ai eu l’impression de faire un bon entretien mais la maternité ça doit transpirer car la recruteuse m’a quand même demandé l'âge de mon enfant. Loupé ! Elle a du voir ma tache sur l'épaule ! C'était surement quand je me suis emportée sur le lien émotionnel qu’un contenu de qualité peut créer avec son audience. J’avais l’air passionnée et je parle toujours en faisant de grands gestes dans ces cas là !
Cette tache sur l'épaule ! C’est LE signe d'appartenance à la communauté des jeunes mères. Comme dans V, la série, quand ils font le signe de la main pour se reconnaître entre Visiteurs. Nous, nous regardons nos épaules et on sait !
C’est plus fort qu’une bague de mariage cette tache. Je me demande même si à mon ancien travail, c’est la raison pour laquelle personne ne me parlait “Ah non regarde elle a une tache sur l'épaule, elle a un bébé, si on lui parle c’est fichu, elle va sortir les photos, se plaindre de son manque de temps et de sa fatigue...!” Ils n’avaient peut être pas tort d’ailleurs !
Je n’ai plus de pulls sans tache. Mes lessives quotidiennes et notre linge propre qui envahit en permanence notre espace vital (oui vital) n’y font rien. Et ce n’est pas seulement mes hauts qui sont marqués par la bouche et le nez toujours sales de ma fille, c’est aussi tous mes pantalons qui ont une trace ronde sur l'intérieur de la jambe droite. C’est au moment de ses repas, une partie finit inéluctablement par tomber sur ma jambe. Même quand je pense y avoir échappé, c’est arrivée à la cuisine que tout tombe et que je me salisse encore à cet endroit précis .
Le destin, que voulez-vous ! Du coup, taches oranges de purée ou pire blanches de yaourt, décorent désormais de manière familière mes jeans et mes collants.
J’adore les bébés, dès qu’ils vous voient ou qu’ils sont contents, ils sautillent et tapent avec leurs mains. Mais ce geste si mignon avec un biberon ou une cuillère remplie de nourriture fait des ravages, notamment sur un canapé en velours. Du velours, quelle idée ! J'amènerai mes housses au pressing dans deux ans, d’ici là, je ne le couvre pas pour mes enfants mais uniquement quand on reçoit des adultes ! J’aurais dû rester en mode IKEA, tu changes de canapé sans culpabiliser tous les ans. A vouloir jouer l’adulte, je suis bloquée avec un canapé en velours vert qui a coûté une fortune et qui sert de fusée et de bavoir à mes enfants !
C’est pourquoi rester propre et bien habillée avec des gosses dans les parages c’est toute une gymnastique. Comme quand tu es déjà en tenue, prête à sortir, et qu’ils te demandent quelque chose à manger. Cela entraîne ce mouvement impossible d’aller en avant pour atteindre leur main tout en s'échappant en arrière avant de se faire arroser ou attraper par une paume pleine de chocolat ! Raté ! je serai plus rapide la prochaine fois !
Alors me voilà en entretien à porter le masque de la femme, jeune, jolie (oui je m’étais apprêtée je vous dis), ambitieuse et motivée alors que pour le moment mes enfants marquent le dessous de mes yeux et mes habits à l’encre de notre vie de famille. Je me demandais quand même ce que je faisais là.
C’est vraiment la première fois que je me sens si ambivalente, que je ne sais plus où placer la balance entre ma vie de mère et ma carrière. Enfin, je dirais juste mon travail car je n’ai pas d’ambition particulière.
Je veux travailler, mais est-ce uniquement parce que j’ai peur de me déconnecter de la vie active ? J’en ai déjà payé le prix avec un long congé maternité alors je ne crois pas que cette société me fera de cadeau si j'arrête trop longtemps et surtout je crois qu’elle ne me fera aucune place quand j’aurai envie de reprendre.
Du coup je postule, mais j’ai la boule au ventre car ne plus avoir ce temps, cette liberté, cette disponibilité avec mes enfants sera un vrai sacrifice.
Je sais que je suis chanceuse de simplement pouvoir me poser ces questions, mais je trouve sincèrement que le monde du travail n’est plus adapté à notre façon d'être mère, père, homme, femme … j’espère que cette génération Y, un peu plus grande gueule que la nôtre, y fera quelque chose !
Et maintenant, je prépare ma prochaine tenue d’entretien. Mais je fais bien attention d’en choisir une avec une tache , petite, cachée, mais à laquelle je pourrais me rattacher affectueusement quand je porterai le masque de la femme, jeune, jolie, motivée et ambitieuse… alors que mes enfants tachent le dessous de mes yeux et mes habits à l’encre de notre vie de famille.